Une histoire un peu triste; mais en même temps, une belle histoire
Vous avez peut-être lu la page présentant l'arrivée des supermarchés Steinberg's dans le quartier. La nouvelle était présentée comme une belle innovation et comme une "évolution créative" de la façon de faire du commerce. Cette perception enthousiaste cache toutefois une autre réalité, celle des petits commerces qui ont été directement affectés par cette "invasion".
À Montréal, encore dans les années cinquante, on retrouve des petites épiceries presqu'à chaque coin de rue. C'est la plupart du temps une entreprise familiale, installée de longue date, et "servant" une clientèle très fidèle. D'ailleurs, les ménagères avaient toutes leurs croyances à l'égard de "l'autre" boucher, qui servait parfois de la viande comme çi, avec aussi des coupes comme ça...etc. Untel lui donnait toujours un beau morceau de ça, etc. Autrement dit, c'est souvent une histoire d'amour, à la vie, à la mort. Ça, c'était dans "l'ancien temps"; avant les Steinberg's, autres Provigo et Loblaw's.
À la suite de la lecture de la page "Steinberg's sur le Plateau", un lecteur du blog, Monsieur Jules St-Germain, m'a communiqué une anecdote (mais c'est plutôt d'une véritable histoire qu'il s'agit).
Sa famille opérait, au nom de Roch St-Germain, une petite épicerie au 4616 Avenue De Lorimier. Un petit commerce de bout de rue, exactement comme on le mentionnait plus haut.
Cette photo nous montre Madame "Roch" St-Germain (Madame Aline Hébert, de son vrai nom) devant la vitrine de la petite épicerie. La date ne m'a pas été communiquée mais on me dit que l'épicerie fut vendue en 1955 et qu'elle ne demeurera en opération que quelques autres années. Malgré tout, le bâtiment existe toujours, mais la vitrine en baie est disparue et c'est un logement qui occupe maintenant les lieux. Aucune trace de cette "petite" histoire ne persiste aujourd'hui; sauf bien sûr pour les gens qui l'ont vécue.
En fait la famille St-Germain habite à l'arrière de l'épicerie, comme c'était le cas, la plupart du temps, des familles opérant ces petits commerces. Tout le monde est heureux parce que c'est comme ça que ça marche. D'ailleurs, Monsieur St-Germain, dans un de ses messages dit : "c'est là que j'ai passé les plus belles années de mon enfance". Je n'ai pas de misère à le croire parce que c'est pareil dans mon cas. Le monde se résumait à peu, mais ce peu était d'une grande richesse, et porteur d'apprentissages et de souvenirs impérissables.
Mais où est-elle l'histoire?
Justement, la venue, en 1949, de ce nouveau Steinberg's au coin de Bordeaux, mettait à mal les ventes de la petite épicerie (cela contredit mon histoire d'amour et de fidélité de la clientèle de tantôt; mais faut croire que tout finit par changer). Pour survivre plus convenablement, Monsieur St-Germain eut l'idée de vendre de la bière. En ce temps là, c'est toute une épopée que de décider de vendre de la bière et il faut beaucoup d'autorisations. Des autorisations qui montrent bien les jeux de pouvoir (et certaines inégalités) qui ont cours à cette époque. Jules St-Germain nous raconte succinctement cette histoire :
Bien que la Taverne Laperrière, angle Mont-Royal et Delormier faisait de bonnes affaires, pour qu’une petite épicerie puisse vendre et livrer de la bière, il était préférable de passer par le député (Union Nationale) qui a répondu à mon père que si le curé était d’accord, il l’appuierait pour l’obtention du permis de la Commission des Liqueurs. Le curé Labelle de Saint-Pierre-Claver, a répondu ce que vous savez. "Jamais on ne vendra de bière dans ma paroisse" .
Dans les années 50 et 60 les petites épiceries de quartier étaient une des seules sources d’approvisionnement et elles avaient toutes une boucherie. Dans la rue Laurier par exemple, entre de Lorimier et Papineau on pouvait en compter quatre sans compter la Fruiterie chez Roger. Dans ce temps là, ces épiceries approvisionnaient aussi les travailleurs de la Cadbury, ensuite les gens qui sont venus du Faubourg à la Mélasse, délogés par la construction de la Maison de Radio-Canada.
J’ai habité le Plateau de 1950 jusqu’en 1974. J’ai fréquenté l’École St-Pierre-Claver et l’École secondaire St-Stanislas. Je pourrais en dire beaucoup sur le Plateau, surtout de mon quartier.
Jules St-Germain
P.S. Saviez-vous que la partie Nord-Est de Papineau et du Boulevard St-Joseph était considérée comme faisant partie du quartier Rosemont ?
La suite de l'histoire est triste, mais c'est aussi ça la vie.
Monsieur Roch St-Germain ne se remettra pas de ce refus et de voir péricliter son commerce. Il décédera en 1951. Sa femme conservera malgré tout le commerce jusqu'en 1955.
Une autre page de la petite histoire, se tourne sur le Plateau Mont-Royal.
Jules St-Germain m'a fait parvenir cette autre note qui nous raconte un peu du quotidien du quartier.
Voici un complément d’information. En entrant dans l’épicerie, il y avait deux portes, celle de droite donnait accès à ce que nous appelions le restaurant; on y vendait des boissons gazeuses, des croustilles Laurentides, tabac, crème glacée, bonbons, etc. Juste en face, il y avait une école de filles anglophones (École St-Dominique) où une de mes sœurs allait à l’heure du midi pour y vendre des articles.
Saviez-vous qu’à l’angle de De Lorimier, rue Guilford, il y avait une église pour les Irlandais. Les pères Irlandais y avaient aussi aménagé deux courts de tennis, là où maintenant il y a les jardins communautaires. C’est à la rue Guilford où le matin je courrais pour monter à bord de la voiture, tirée par un cheval, de la Laiterie Poupart.
Pour revoir la page de Steinberg's http://histoireplateau.canalblog.com/archives/2011/12/20/23006495.html
Je voudrais remercier Monsieur Jules St-Germain pour son témoignage et surtout pour avoir pris la peine de le raconter et de permettre qu'il soit publié. Une photo du 4616 Avenue De Lorimier suivra bientôt